NOUVELLE / Ce que le contrôle voulait cacher
- Gyl Falco
- 19 mai
- 20 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 mai
Quand la peur d’être trahie devient une armure : la libération d’ Éléonore
Une Nouvelle de Gyl Falco

Chapitre 1 LE VERNIS DE LA PARFAITE MAMAN
La lumière du matin filtrait à travers les voilages blancs, dessinant des ombres nettes sur le parquet ciré. Éléonore adorait cette heure. Tout était encore silencieux. Ordonné. Prévisible.
Elle ajusta la position des coussins sur le canapé avec la minutie d’un horloger, ramassa une chaussette abandonnée sur le bord du tapis et vérifia une dernière fois la liste des tâches collée sur le frigo. Petit-déjeuner équilibré, devoirs révisés, lessive lancée, sacs prêts, réunion parents-profs confirmée.
Chaque chose à sa place. Chaque personne à sa place.
Elle jetait un œil rapide à sa montre. 7h12. Encore trois minutes avant de réveiller les enfants. Trois minutes pour respirer… ou maintenir le barrage intérieur bien fermé. Elle choisit inconsciemment la deuxième option, comme d’habitude.
Dans la cuisine, Marc feuilletait distraitement un journal. Son café fumait entre ses mains, mais il ne le buvait pas.
— Tu travailles à la maison ce matin ? demanda-t-elle sans lever les yeux de la table.
— Non, j’ai rendez-vous chez le garagiste. Ensuite, j’enchaîne.
— Tu pourras passer prendre Clara à la danse ce soir ? J’ai le conseil de classe de Louis. Et le dossier fiscal à envoyer.
Marc hocha la tête. Pas un mot de plus. Elle n’insista pas. Ce silence, elle l’avait intégré. Depuis des mois, il parlait moins. Se retirait. Comme s’il s’effaçait doucement.
Mais tant que tout roule, tout va bien.
Les enfants descendirent dans un défilé désordonné. Clara, 13 ans, les écouteurs vissés aux oreilles, l'air absent. Louis, 16 ans, le regard rivé sur son téléphone.
— Bonjour, dit-elle, sourire programmé aux lèvres. Clara, dépose ton portable. Louis, ton exposé d’histoire est imprimé ?
— Maman… soupira sa fille sans même l’entendre.
— Clara, s’il te plaît. Ce n’est pas une auberge ici. Et Louis, je te parle !
— T’as qu’à le faire toi-même ton exposé, lâcha Louis d’un ton sec.
Le silence se fit. Il y avait dans l’air quelque chose de plus dense que la tension habituelle. Quelque chose qui glissait sous la peau.
Clara enleva ses écouteurs. Elle la fixa.
— Maman… t’as remarqué qu’on ne peut jamais respirer avec toi ?
Éléonore cligna des yeux.
— Pardon ?
— T’es toujours sur notre dos. T’écoutes jamais. Tu veux toujours tout contrôler. Même nos pensées.
Un vertige. Léger. Comme un fil qui se rompt dans la poitrine. Elle ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Le masque de la mère parfaite se fendilla, juste un peu.
Louis attrapa son sac, Clara la suivit sans un mot. La porte d’entrée claqua.
Marc posa sa tasse, soupira.
— Tu vois, c’est pas que les ados sont durs… c’est qu’ils en ont marre d’être gérés.
Il sortit à son tour. Sans un regard. Éléonore resta seule dans la cuisine, au milieu des miettes du petit-déjeuner.
Le silence, d’habitude apaisant, avait ce matin un goût amer.
Elle s’assit lentement, comme si son corps avait vieilli en dix minutes. Elle tenait encore sa liste de tâches, froissée, entre les doigts.
Un mot tournait dans sa tête, comme un écho ancien.
Trahison.
Elle ne savait pas pourquoi ce mot précis.
Mais elle sentait, au creux d’elle, qu’il allait falloir descendre profondément pour comprendre pourquoi ce besoin de tout gérer avait fini par tout briser.
Chapitre 2
LE POIDS DU SILENCE
Il était 20h47.
Le repas du soir s’était déroulé dans un silence tendu, entre bruits de couverts et regards fuyants. Les enfants avaient mangé vite, prétextant des devoirs urgents, et s’étaient réfugiés dans leurs chambres. Marc, lui, était resté assis face à elle, mais n’avait quasiment pas parlé. Il semblait ailleurs.
Éléonore essuyait la table avec des gestes mécaniques, le regard dans le vide. Une tension sourde lui nouait l’estomac.
— Tu comptes continuer comme ça ? lâcha soudain Marc, la voix grave, sans colère, mais sans tendresse non plus.
Elle sursauta. Elle ne s’attendait pas à ça. Pas maintenant. Pas comme ça.
— Comme quoi ?
Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, bras croisés.
— Comme si tout dépendait de toi. Comme si tu devais tout régir. Nos horaires. Nos pensées. Nos émotions.
— J’essaie juste de maintenir un équilibre, Marc. Si je ne m’occupais pas de tout, ce serait le chaos. Tu crois que les choses se font toutes seules ?
Il secoua la tête, un rictus amer aux lèvres.
— Non. Je crois surtout que tu ne fais confiance à personne. Pas même à moi. Pas même aux enfants.
Ces mots la frappèrent comme des gifles.
— Ce n’est pas vrai ! s’exclama-t-elle. Si je ne le fais pas, personne ne le fera ! Tu n’es jamais là ! Et eux… ils sont tout le temps dans le refus !
Elle ne s’entendait plus parler. Sa voix montait, tremblante. Elle sentait une vieille colère, un feu noir, envahir sa poitrine. Il fallait qu’elle ait raison. Il fallait qu’on comprenne qu’elle agissait pour eux. Pour leur bien.
Mais Marc restait calme. C’était peut-être le plus déstabilisant.
— Tu ne vois pas que tu confonds aimer et contrôler ? Tu veux tellement éviter d’être blessée que tu préfères tout verrouiller… quitte à nous étouffer.
Le mot "blessée" la fit tressaillir. Elle sentit un nœud se former au fond de la gorge.
Un souvenir remonta, comme une bulle brisant la surface.
Elle avait huit ans. Assise sur le bord du trottoir. Une petite valise à ses pieds. Sa mère l’avait habillée joliment. Son père devait venir la chercher pour le week-end. Il avait promis.
Une heure passa. Puis deux. Puis trois.
Sa mère revint la chercher, l’air embarrassé, souriante comme on évite la vérité.
— Il a eu un empêchement, ma chérie.
Mais l’enfant, elle, avait compris. Il ne viendrait pas. Pas cette fois. Peut-être jamais.
Et ce jour-là, une voix intérieure s’était installée :"Ne crois jamais ce qu’on te dit. Ne compte que sur toi. Sinon, tu tomberas."
Elle se leva brusquement de table. Se réfugia dans la salle de bain, verrouilla la porte.
Ses mains tremblaient. Elle s’agrippa au lavabo comme à une bouée.
Les larmes montaient, mais elle les refoulait. C’était trop. Trop ancien. Trop profond.
Mais une autre voix, plus douce, se fit entendre en elle. Une voix presque oubliée.
"Et si tu avais mal, simplement ? Et si tu avais besoin d’aide, au lieu de tout maîtriser seule ?"
Elle s’assit par terre, en tailleur, contre la porte. Pour la première fois depuis des années, elle ne voulait plus tenir. Elle voulait comprendre.
Elle voulait lacher.
Chapitre 3 L'EFFONDREMENT
Le lendemain matin, Éléonore ne se leva pas à 6h30 comme d’habitude.
Elle resta allongée dans le lit, les yeux ouverts, le cœur lourd. Marc avait dormi dans la chambre d’amis. Les enfants étaient partis sans un mot.
Une partie d’elle voulait reprendre le contrôle, se lever, passer l’aspirateur, établir le planning de la semaine. Reprendre le dessus.
Mais une autre, plus profonde, était épuisée.
Elle se redressa, enfila un pull et descendit dans la cuisine. La table était en désordre. Elle n’y toucha pas.
Elle s’assit.
Et pleura.
Pas ces larmes discrètes qu’on essuie du bout des doigts pour ne pas faire de bruit.
Non. Des sanglots. Des hoquets. Des larmes d'enfant, longtemps retenues. Longtemps déguisées en force, en contrôle, en perfection.
Un barrage qui cède.
Un mot revenait en boucle dans sa tête.
"Trahison."
Ce n’était pas que Marc s’éloignait.
Ce n’était pas que Louis avait levé les yeux au ciel hier soir.
Ce n’était pas que Clara la trouvait "étouffante".
C’était ce que ces moments réveillaient.
Un passé bien vivant sous la surface.
Elle se souvint d’un autre jour. Elle avait dix ans. Son père, qu’elle ne voyait qu’un week-end sur deux, lui avait promis une sortie en mer. Une grande journée rien que tous les deux.
Elle avait préparé son sac, noté la date dans son journal intime. Mis une robe bleue qu’il lui avait offerte.
Mais ce matin-là, il n’était pas venu. Aucun appel. Aucun mot.
Le lundi, sa mère avait juste dit :
— Il a eu un contretemps.
Mais plus jamais il n’en parla.
Ce silence, cette absence, cette banalisation de l’abandon… c’était pire que tout.
À 17 ans, elle avait confié à sa meilleure amie son histoire avec Jérôme, ce garçon qu’elle aimait en secret depuis des mois.
Deux semaines plus tard, elle les avait vus s’embrasser derrière le gymnase.
Quand elle avait confronté son amie, elle lui avait simplement dit :
— T’attendais quoi ? Tu ne fais jamais rien, toi. T’as peur de tout. Fallait te réveiller.
Et là encore, elle n’avait pas réagi. Elle s’était refermée. Un peu plus.
Elle avait juré de ne plus jamais se rendre vulnérable.
Elle avait remplacé la confiance par l’anticipation.
L’écoute par l’organisation.
L’amour par le contrôle.
Mais la plus profonde des trahisons, ce matin-là, elle le sentait…C’était celle qu’elle s’était infligée à elle-même.
En s’empêchant d’être vraie.
En s’obligeant à être forte, performante, irréprochable.
En croyant qu’en contrôlant, elle serait aimée.
En oubliant que l’amour ne se commande pas. Il se reçoit, fragile, libre.
Elle leva les yeux. Dans la vitre, son reflet paraissait plus vieux, plus dur. Mais dans ses yeux, une faille s’ouvrait.
Et dans cette faille, quelque chose de doux apparaissait. Une lucidité douloureuse, mais salutaire.
Elle murmura :
— J’ai été trahie… et j’ai appris à trahir ce que je ressens.
Elle prit un carnet. Le même où elle notait les tâches à accomplir.
Mais cette fois, elle y écrivit une phrase différente :
"Je n’ai plus envie de me fuir. Je n’ai plus envie de tout contrôler. Je veux comprendre. Je veux guérir."
Une promesse.
Non pas aux autres.
À elle-même.
Chapitre 4
LES RACINES DU CONTROLE
Le cabinet sentait les huiles essentielles et le bois ciré. Une atmosphère apaisante, presque trop douce pour Éléonore, qui, malgré les apparences, avançait toujours en terrain balisé.
Assise en face d’elle, la thérapeute l’observait avec une bienveillance silencieuse. Pas de pression. Pas d'attente. Ce simple regard la déstabilisait.
— Pourquoi êtes-vous venue aujourd’hui ? demanda la voix posée, sans intrusion.
Éléonore hésita. Elle avait mille raisons à donner. Les enfants. Marc. Le quotidien. L’impression de perdre pied. Mais ce qui sortit fut une autre vérité, plus nue :
— Je suis fatiguée de devoir tout gérer. De ne jamais pouvoir relâcher. J’ai l’impression que si je ne contrôle pas tout… tout va s’effondrer.Elle baissa les yeux.— Et en même temps… c’est déjà en train de s’effondrer.
La thérapeute hocha doucement la tête, comme si elle accueillait le poids de cette phrase avec elle.
— Ce que vous décrivez ressemble à un système de protection. Vous avez construit une armure… pour éviter de revivre quoi ?
Éléonore sentit son corps se raidir. Une réaction automatique. Elle fronça les sourcils.
— Je n’en sais rien. J’ai juste toujours été comme ça. Organisée. Prévoyante. Responsable.
Un silence. Puis la thérapeute reprit :
— Et si c’était venu d’un moment où vous avez perdu confiance ? Où quelqu’un vous a blessée profondément, sans prévenir ?
Un frisson remonta le long de sa nuque. Les souvenirs étaient là, en veille, sous la peau.
Elle ferma les yeux. Les images revinrent. La valise sur le trottoir. La robe bleue. Le silence du père. La trahison de l’amie. Les phrases jamais digérées.
Elle murmura :
— J’ai cru que si je contrôlais tout, personne ne pourrait plus me surprendre. Plus me décevoir. Plus me laisser.
— Et ça a marché ? demanda la thérapeute doucement.
Elle sourit. Un rictus triste.
— Non. J’ai juste étouffé tout le monde. Et je me suis perdue en route.
La thérapeute prit une inspiration lente.
— Ce que vous décrivez est très fréquent chez les personnes marquées par la blessure de trahison. Quand l’enfant se sent trahi par un adulte qu’il aime, il décide que plus jamais il ne dépendra de personne. Il prend le contrôle. Il devient performant, fort, même dominateur parfois. C’est un réflexe de survie.
Éléonore sentit quelque chose se détendre en elle. Ce n’était pas une folie. C’était un mécanisme. Un réflexe devenu habitude. Et cette habitude était devenue une prison.
— Mais comment on change ça ? souffla-t-elle.
La thérapeute sourit avec douceur.
— D’abord, en reconnaissant la peur qui est là, en dessous. La peur d’être trahie à nouveau. D’être vulnérable. Et ensuite, en choisissant, petit à petit, de lâcher l’armure. De faire confiance… sans garantie.
Éléonore secoua la tête, une larme coulant malgré elle.
— C’est terrifiant. J’ai construit toute ma vie sur cette armure.
— Et si, justement, il était temps d’habiter votre vie… plutôt que de la défendre ?
Ces mots résonnèrent fort. Ils la touchèrent là où elle n’avait pas été touchée depuis longtemps : dans sa vérité nue.
Elle prit une grande inspiration.
— J’aimerais apprendre. Vraiment. Même si j’ai peur.
— Alors on commencera là. Avec cette peur. Et avec vous.
Ce soir-là, chez elle, elle alluma une bougie. Pas pour l’ambiance. Pour symboliser un engagement. Elle s’assit devant, carnet ouvert, et écrivit :
Je décide de regarder mes blessures en face.Je choisis de ne plus vivre par peur.Je suis prête à faire de la place à la confiance. Même fragile. Même tremblante.
Puis elle referma le carnet.
Et pour la première fois depuis longtemps, elle ne planifia pas le lendemain.
Chapitre 5
L'ENFANT QUI N'A PAS CRIE
Le samedi suivant, Éléonore se leva sans réveil. Une première. Son corps lui-même semblait ne plus vouloir répondre à l'appel des obligations. Aucun bruit dans la maison. Elle resta dans son lit, les yeux fixés au plafond, sentant une lourdeur étrange dans ses membres. Une fatigue d’un autre ordre. Moins physique que cellulaire. Comme si chaque parcelle d’elle-même demandait une trêve, un droit de pause.
Marc avait emmené les enfants pour le week-end chez ses parents. Il avait proposé cela sobrement, sans reproche, comme une main tendue, un espace offert. Elle avait accepté. Sans se justifier. C’était mieux ainsi.
Dans le silence revenu, elle descendit préparer un café. Sans faire de bruit, comme si elle ne voulait réveiller personne — même si personne n’était là. Le café infusa lentement. Elle le regarda couler, hypnotisée. Une odeur chaude, familière. Elle prit sa tasse et s’installa dans le salon. Pas devant son ordinateur. Pas à côté de son carnet de listes. Simplement là, sur le canapé. Avec elle-même.
Le feu de cheminée, qu’elle n’utilisait presque jamais, lui apparut soudain comme une évidence. Elle l’alluma. Les flammes dansèrent doucement. Leurs crépitements lui tinrent lieu de présence.
C’est là, dans cette atmosphère douce et lente, que remonta ce souvenir. Non pas comme un flash, mais comme une pièce d’un puzzle longtemps ignorée.
Elle avait six ans. Dans la chambre d’un appartement trop blanc. Son père et sa mère se disputaient dans la pièce d’à côté. Pas de cris violents. Des mots d’adultes. Des silences trop longs. Des phrases blessantes. Sa mère disait souvent : « Tu ne vois pas ce que tu lui fais, à ta fille ? »
Elle, l’enfant, restait immobile sur son lit. Elle serrait sa peluche contre elle. Et elle pensait : "S’ils me voyaient, ils arrêteraient."
Mais ils ne la voyaient pas.
Alors elle avait appris à disparaître. À ne rien déranger. À être sage. Silencieuse. À anticiper les besoins, à s’effacer derrière les attentes. Et surtout, à ne pas pleurer. Les larmes faisaient du bruit. Le bruit dérangeait. Donc, ne pas pleurer.
Elle revint brutalement à elle, les yeux embués. Ses doigts tenaient encore sa tasse, mais le café était froid.
Alors elle décida. Elle allait écrire. Non pas pour comprendre. Mais pour laisser sortir ce que l’enfant en elle avait tu depuis trop longtemps.
Elle prit un cahier vierge. Et elle écrivit, en lettres lentes, appliquées :
« À toi, la petite fille qui n’a pas crié… »
Les mots vinrent sans effort. Une lettre à celle qu’elle avait été. Une lettre comme une main tendue à travers le temps. Elle y mettait ce qu’elle aurait voulu entendre :
« Tu n’as pas été trop. Tu n’as pas été pas assez. Tu as fait ce que tu pouvais. Tu n’étais pas responsable du silence des autres. Tu n’étais pas la cause de leur éloignement. Tu n’avais pas à porter ce poids. »
À mesure que les lignes s’écrivaient, les larmes coulaient. Elle ne les retenait plus. Elle les accueillait. C’était son cri, enfin.
Elle se relut. Chaque phrase était une réparation. Un pont entre le passé figé et le présent tremblant. Puis, elle s’arrêta. Ferma le cahier. Le posa doucement sur la table basse.
Ce jour-là, elle n’alla pas faire les courses. Elle n’ouvrit pas sa boîte mail. Elle n’organisa pas le planning de la semaine suivante.
Elle alla marcher. Longuement. Sans direction.
Dans un parc, elle vit une mère crier sur son enfant, qui avait renversé un gobelet. Elle ne jugea pas. Mais elle sentit, au creux de son ventre, l’écho. Et elle comprit à quel point on transmet ce qu’on ne guérit pas.
Alors elle s’assit sur un banc. Et elle resta là. Simplement là. À observer les enfants courir. À sentir le vent sur son visage. À laisser passer la tristesse et la tendresse mêlées.
En rentrant, elle alluma à nouveau le feu.
Et dans le silence du soir, elle fit une chose inhabituelle : elle se regarda dans un miroir. Longtemps. Pas pour corriger une mèche. Pas pour juger un trait. Mais pour rencontrer.
Ses yeux étaient rouges, mais vivants. Sa bouche ne souriait pas, mais ne se contractait plus. Elle se dit, à voix basse :
« Je ne suis pas une erreur à corriger. Je suis une femme en réparation. »
Et cette phrase, si simple, devint comme un fil d’or.
Elle prépara un repas simple. Des pâtes. Un filet d’huile. Quelques herbes.
Elle mangea en silence.
Puis elle s’allongea tôt. Non pas pour fuir. Pour se reposer. Pour offrir à son corps ce qu’elle lui refusait depuis des années : du soin.
Avant de dormir, elle reprit son cahier. Elle écrivit simplement :
« Aujourd’hui, je n’ai rien tenu. Et pourtant, rien ne s’est effondré. Peut-être que je peux être, sans tout contrôler. »
Elle ferma les yeux. Et cette nuit-là, elle dormit profondément. Pas parce que tout était résolu. Mais parce qu’enfin, elle avait osé ouvrir une porte. Et que de l’autre côté, il y avait de l’espace. Et peut-être, un chemin vers elle-même.
Chapitre 6
LE CHOIX DU VIVANT
Il faisait encore nuit quand Éléonore ouvrit les yeux. Aucun bruit dans la maison, à peine le souffle discret du vent sur les volets. Elle resta un moment sans bouger, la main posée sur le drap froid à côté d’elle. Marc n’avait pas dormi là. Elle n’en souffrait plus. Elle s’y était résignée. Non par fatalisme. Mais parce qu’elle avait commencé à voir que son vide à lui révélait, en miroir, le sien à elle.
Elle descendit pieds nus jusqu’à la cuisine. La pièce avait cette odeur douce du bois chauffé par le silence. Pas de café déjà prêt. Pas de mouvement prévisible. Elle s’assit à la table, sans allumer la lumière. Devant elle, la page du carnet restée ouverte la veille. Les phrases écrites au feutre noir semblaient encore vibrer.
« Je décide de regarder mes blessures en face.Je choisis de ne plus vivre par peur.Je suis prête à faire de la place à la confiance. Même fragile. Même tremblante. »
Elle posa ses doigts sur les mots, comme pour les ancrer dans la matière. Puis, lentement, elle se leva. Prépara un café, sans précipitation. Les gestes étaient simples. Fluides. Pas dans l’automatisme, mais dans une forme de présence inédite.
Elle avait pris rendez-vous, une semaine plus tôt, pour un atelier sur la parentalité consciente. Elle ne savait pas vraiment pourquoi. C’était tombé sur une annonce en ligne. « Se reconnecter à soi pour mieux écouter ses enfants. » Ça l’avait frappée. Non pas comme une solution miracle. Mais comme une brèche à tenter.
Elle avait presque annulé. Deux fois. Prétextes : trop de travail, Clara avait besoin d’elle, Marc allait trouver ça ridicule. Mais elle y allait. Parce que malgré la peur, quelque chose d’essentiel en elle avait dit oui.
L’atelier avait lieu dans une petite maison à l’orée d’un bois, à une heure de route. Une dizaine de personnes, surtout des femmes, quelques hommes, posaient leurs manteaux avec des gestes timides. Il y avait du thé chaud, des coussins au sol, un cercle de chaises.
La facilitatrice avait cette voix calme, ferme mais douce, qui met d’emblée à nu sans violence. Elle ne parlait pas pour impressionner. Elle parlait pour toucher. Pour inviter. Pas pour convaincre.
— Bienvenue. Ici, on ne va pas apprendre à être de meilleurs parents. On va apprendre à être plus vivants. Et c’est déjà immense.
Éléonore sentit un frisson sous sa peau. Le mot « vivante » l’avait percutée de plein fouet. Elle s’assit en silence.
La journée débuta par des temps de parole. Des silences entre les phrases. Des témoignages. Des moments d’écoute. Chacun parlait depuis son lieu de fatigue, de doute, de honte parfois. Une femme raconta son impression de devenir invisible dans sa propre maison. Un homme évoqua ses crises de colère qu’il ne comprenait pas. Une autre parla de sa peur panique de ne pas être « assez ».
Quand vint son tour, Éléonore sentit son cœur cogner dans sa poitrine. Elle n’aimait pas se livrer. Elle avait toujours appris à garder la face. Mais là, dans ce cercle, les masques semblaient déplacés.
— Je contrôle tout. Et je ne sais plus faire autrement. Je suis fatiguée. J’ai peur que mes enfants me détestent. J’ai peur de moi, parfois… de ce que je deviens à force de tout tenir.
Elle s’interrompit. Sa voix tremblait. Mais personne ne détourna le regard. Et dans ce silence-là, elle sentit qu’elle n’était plus seule.
L’après-midi, un exercice fut proposé. Étrange au premier abord.
« Écrivez une lettre. Non pas à vos enfants. Mais à votre propre parent intérieur. Celui ou celle en vous qui croit devoir tout contrôler. Tout gérer. »
La consigne la heurta. Elle ne comprenait pas. Puis, peu à peu, en posant la main sur le papier, une voix intérieure prit forme. Celle de cette part d’elle-même si exigeante, si rigide, qu’elle confondait avec son identité.
« Chère gardienne,Toi qui tiens tout. Qui surveilles. Qui vérifies. Qui crois que le moindre relâchement est une menace. Je veux te dire merci. Tu as fait de ton mieux. Tu as veillé sur moi quand plus personne ne le faisait. Tu m’as permis de tenir debout. Tu m’as évité la honte, l’abandon, la chute.Mais aujourd’hui, j’aimerais que tu te reposes un peu.Tu n’as pas à tout porter seule.Je peux respirer maintenant. Je peux aimer, même si tout n’est pas parfait.Laisse-moi tenter. Même si ça tremble. »
Les larmes revinrent. Mais elles ne faisaient plus mal. Elles lavaient.
Le soir, après l’atelier, Éléonore ne rentra pas tout de suite. Elle s’arrêta dans un parc, s’assit sur un banc. Le ciel était rose, le vent léger. Elle observait les gens sans juger. Elle regardait la vie circuler.
Elle pensa à Clara. À Louis. À Marc. À tous ces moments où elle avait voulu les sauver malgré eux, sans leur laisser la place d’être.
Elle se vit, elle, petite fille, tentant de comprendre les silences de son père, les revirements de sa mère, les injonctions contradictoires à être sage mais pas trop, brillante mais discrète. Elle comprit, ce soir-là, que son besoin de tout contrôler était né d’une insécurité fondamentale : celle de ne pas savoir à quoi s’attendre. D’avoir grandi dans un monde instable, où les repères changeaient sans prévenir.
Et pour ne pas être à nouveau trahie… elle était devenue la garante du prévisible.
Mais cela l’avait coupée de la spontanéité. De l’amour libre. De la joie simple.
Elle respira profondément. Ferma les yeux. Une phrase lui vint, claire, sans détour :
« Le contrôle m’a protégée. Mais il ne me fait plus vivre. »
Et c’était vrai.
Chapitre 7
L'AUTRE MANIERE D'AIMER
Il y avait dans l’air ce matin-là une douceur étrange, presque irréelle. Comme si quelque chose avait changé dans la manière dont le monde se présentait à elle. Éléonore ouvrit les yeux lentement. Elle n’avait pas mis de réveil, pour la première fois depuis… des années. Et pourtant, elle s’était réveillée à une heure raisonnable. Sans tension dans la nuque. Sans pensée précipitée. Juste là, présente, étonnamment calme.
Marc n’était pas encore rentré. Il avait prévenu la veille par un message bref : « Je reste dormir chez Paul. On parlera demain. »
Autrefois, cette phrase aurait déclenché une tornade en elle. Elle aurait épluché chaque mot, chaque ponctuation, chaque intention cachée. Elle aurait imaginé le pire. Sentiment de rejet, peur de la trahison, besoin de clarifier, de contrôler… Elle aurait rédigé mentalement trois discours, retenu ses larmes par fierté, puis cédé à une colère glacée.
Mais là… non.
Elle avait lu. Ressenti un pincement. Un doute. Une crainte, fugace. Mais elle n’avait pas réagi tout de suite. Elle avait respiré. Elle s’était demandé ce qui, en elle, avait besoin d’être rassuré, plutôt que de chercher à interroger Marc sur ses intentions.
Ce matin, elle descendit dans la cuisine, prépara du café lentement, en écoutant le silence. Elle ne chercha pas à l’occuper. Elle s’y laissa glisser.
Vers dix heures, les enfants descendirent. Clara, ensommeillée, les cheveux en bataille, s’installa sans dire un mot. Louis, écouteurs aux oreilles, remplit un bol de céréales sans lever les yeux.
Éléonore les regarda. Longuement. Non pas avec cette inquiétude tendue, cette volonté de bien faire, de tout encadrer, de maintenir une bonne dynamique familiale. Mais avec un regard doux, lucide, encore maladroit peut-être, mais plus habité.
— Bien dormi ? demanda-t-elle simplement.
Clara haussa les épaules.
— J’imagine.
Éléonore sourit. Elle aurait autrefois insisté. Cherché à obtenir plus. Elle aurait voulu comprendre, aider, redresser. Là, elle choisit de faire confiance à ce peu.
— J’ai pensé faire des pancakes tout à l’heure. Si ça vous tente.
Louis releva les yeux.
— T’as pas une réunion Zoom ?
— Pas aujourd’hui.
Il sembla surpris. Clara aussi. Mais aucun ne fit de commentaire. Ils finirent leur petit-déjeuner en silence. Ce silence, Éléonore le sentit différent. Moins hostile. Moins chargé. Comme si l’air s’était un peu dégagé.
Vers midi, alors qu’elle préparait la pâte à pancakes, Clara entra dans la cuisine.
— Je peux aider ?
Éléonore se figea un instant.
— Bien sûr.
Elle lui tendit un fouet. Clara le prit, versa la farine.
— Tu sais que tu fais flipper parfois ? dit-elle sans la regarder, en versant le lait.
Éléonore cligna des yeux.
— Flipper ?
— Ouais. T’es genre… trop parfaite. Trop dans le contrôle. On a l’impression qu’on peut jamais faire comme on veut. Et toi, t’as jamais besoin de personne.
Il y eut un silence. Avant, elle se serait justifiée. Elle aurait dit : « C’est pour votre bien. » Ou : « Si je ne fais pas, personne ne le fait. »
Mais elle se souvenait de ce que la thérapeute lui avait dit. La blessure de trahison rend méfiant. Elle nous pousse à ne dépendre de personne. Mais l’amour… demande parfois de lâcher prise.
Alors elle inspira doucement.
— Tu sais, dit-elle, j’ai cru très longtemps que si je faisais tout bien, si j’étais irréprochable, alors… on ne pourrait pas me faire de mal. Que si je contrôlais, je serais à l’abri. Je pensais que c’était ça, aimer. Être fiable. Être solide. Protéger.
Clara cessa de remuer.
— Et aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, j’apprends que parfois, aimer, c’est aussi faire de la place pour l’imprévu. Pour les émotions. Même celles qui me dérangent. Pour vos silences. Pour mes failles.
Clara la regarda. Longtemps. Puis elle hocha simplement la tête.
— T’as mis des pépites de chocolat ?
Éléonore éclata de rire.
— Évidemment.
Louis apparut dans l’encadrement de la porte.
— Ça sent bon. J’peux en avoir ?
— C’est prêt dans deux minutes.
— Trop cool.
Ils mangèrent ensemble. Riaient un peu. Se chamaillèrent gentiment. Éléonore ne corrigea pas. Ne rappela pas les règles. Elle était là. Avec eux. Pas pour eux. Avec.
Ce mot résonna en elle comme une révélation simple. Aimer, ce n’est pas faire pour. C’est être avec.
L’après-midi, elle alla marcher. Seule. Dans un parc près de chez elle. Elle observa les arbres. Le ciel. Les gens. Elle se sentit légère, malgré la gravité de ce qu’elle traversait.
Elle pensa à Marc. À leur histoire. À leurs habitudes devenues mécaniques. À la distance creusée, plus par peur que par désamour.
En rentrant, elle trouva un message vocal de lui :
« On peut se parler ce soir ? Je suis désolé pour mon silence. J’ai besoin de comprendre ce qui nous arrive. »
Elle écouta le message deux fois.
Son cœur battait fort. Elle n’était pas sûre. De quoi ? De la suite. Du lien. D’elle-même.
Mais elle ne voulait plus se fuir.
Elle rappela.
Ils parlèrent longtemps. Sans accusation. Sans programme.
Marc avoua sa lassitude. Son sentiment d’exclusion. Sa peur de ne pas être à la hauteur.
Éléonore parla de sa peur d’être trahie. De son enfance. De ses réflexes de contrôle. De sa fatigue.
Il y eut des silences. Mais pas hostiles.
— Je ne sais pas si on va réussir, dit-elle.
— Moi non plus. Mais je crois qu’on peut essayer autrement.
Ils décidèrent de se revoir. Pas comme un couple qui repart. Comme deux êtres qui apprennent à se rencontrer à nouveau.
Ce soir-là, elle écrivit dans son carnet :
« Il y a une autre manière d’aimer. Moins parfaite. Moins héroïque. Mais plus vraie. »
Et elle s’endormit, paisible, sans avoir rien planifié pour le lendemain.
Epilogue
Il faisait beau. Un dimanche doux, de ces jours en suspension entre le désir d’activité et l’appel du calme.
Éléonore buvait son café sur le balcon. Clara lisait sur le canapé. Louis bricolait une maquette. Marc devait passer dans l’après-midi.
Rien n’était résolu. Rien n’était parfait.
Mais il y avait de l’espace. De la respiration. Du lien.
Elle se leva, alla chercher son carnet. Le même. Celui des tâches. Celui des promesses. Celui des bascules.
Elle tourna les pages. Relut. Sourit parfois. S’émut souvent.
Et elle écrivit, doucement, au milieu d’une page vide :
« Je ne sais pas encore tout lâcher. Parfois, le contrôle revient, masqué. Parfois, la peur me parle encore fort. Mais je sais maintenant que je peux faire autrement. Je peux demander. Je peux attendre. Je peux écouter. Je peux accueillir. Je peux aimer… sans régir. Je peux me tromper. Et je peux réparer.
Je suis encore traversée par ma blessure de trahison. Mais je n’en suis plus prisonnière.
Je suis encore contrôlante, parfois. Mais je me soigne. Un lien à la fois. »
Elle referma le carnet. Clara leva les yeux vers elle. — Tu veux qu’on cuisine quelque chose ce midi ? Éléonore hocha la tête. — Oui. Mais pas tout de suite. On a le temps.
Et dans ce simple accord, il y avait déjà réparation. Et une forme nouvelle d’amour, sans emprise. Juste là. Présente. Libre.
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